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Preview : Chapitre 1 du Tome 3

Publié le par Phoenix

Ohayo mina !

 

Aujourd'hui est un jour un peu spécial pour moi, car il y a précisément 13 ans, je créais le personnage de Fraust, débutant ainsi mon voyage littéraire qui m'a amené jusqu'ici, 2 romans édités dans l'intervalle et le troisième en préparation.

Pour fêter cet anniversaire comme il se doit, j'ai le plaisir de vous faire ce cadeau, le premier chapitre du tome 3, qui marquera la fin de la trilogie de La Haine et le début d'autre chose.

Bonne lecture, et surtout, merci pour votre fidélité et votre patience qui me sont décidément très précieuses !

 

Chapitre I

 

 

26 Octobre 2050, 15h53

Etablissement pour jeunes mutants « The Faculty »

Ile Billiton, archipel indonésien

 

            C’était une journée plutôt douce pour la saison, comme si l’été jouait les prolongations, peu pressé de laisser sa place à un long épisode essentiellement fait de pluie. La chaleur n’était plus étouffante, telle qu’elle l’avait été au cours des dernières semaines, et la brise océanique se renforçait à l’approche de la mousson.

Profitant de cette météo clémente et de son temps libre, Megan Kushter avait décidé de consacrer quelques heures de cette journée à son entraînement d’athlète. Malgré son jeune âge – dix-sept ans à peine -, Megan était l’un des espoirs de l’athlétisme britannique. Dans moins de dix mois maintenant, elle participerait à ses premiers championnats du monde, au cours desquels elle disputerait le quatre cent mètres féminin.
D'aussi loin qu'elle se souvenait, il lui semblait n'avoir jamais fait que courir. Courir derrière son grand-frère lorsque, enfants, ce dernier lui chapardait un jouet pour la faire râler. Courir après lui quand il avait mystérieusement disparu du domicile familial. Courir pour oublier son chagrin et sa douleur, comme pour combler l'immense vide que sa disparition avait laissé dans son cœur d'enfant. Avec le temps, c'était devenu bien plus qu'un loisir : une vraie raison de vivre, une façon de rester debout malgré sa détresse. Quand celle-ci se faisait trop grande, elle enfilait ses baskets et quittait la maison pour ne rien faire d'autre que courir, toujours plus loin, toujours plus vite, jusqu'à ce que ses jambes soient en feu et son cœur au bord de l'implosion. Ensuite, aussi vidée physiquement que mentalement, elle pouvait reprendre le cours de sa vie, presque comme si de rien n'était, même si cette tactique n'avait finalement été qu'une diversion, un moyen de détourner son cœur d'adolescente de ce qui lui causait tant de peine.

Pourtant, même si cette histoire s'était conclue de manière heureuse, et qu'elle avait  enfin retrouvé son frère, Megan continuait à courir. Pas uniquement pour préparer les compétitions à venir, ni même pour rester en bonne forme physique, mais parce que c'était pratiquement ce que lui dictait son ADN.

- Tu m'as l'air un peu molle ces jours-ci…

Cette constatation un rien suspicieuse lui fit découvrir son visage, alors recouvert d'une serviette. Elle venait de passer la dernière demi-heure à trottiner autour du bâtiment principal de la Faculty, alternant entre course de fond et petits sprints, et ce petit échauffement l'avait laissée en nage. Elle décolla son dos de l'arbre sur lequel il avait trouvé appui et s'avança vers son frère, un sourire aux lèvres.

- Tu trouves ? lança-t-elle, amusée. Je me calque sur ton rythme habituel, pourtant…

Les beaux yeux ocres, presque dorés de la jeune fille accrochèrent ceux de son ainé, une étincelle de malice les faisant briller de mille feux.

- Rien à voir avec le rythme, continua Ashen. Je parlais de ton attitude. Tu as l'air ailleurs.

Megan fit quelques pas en direction du jeune homme, qui avait revêtu un pantalon de survêtement gris clair ainsi que ses baskets. Sa tenue seule lui permit de comprendre qu'il ne comptait pas seulement la regarder courir cette fois-ci, mais participer plus activement à son entraînement. L'idée enjoua naturellement la jeune athlète, qui se planta devant lui d'un petit bond.

- Je me demandais juste, hésita-t-elle en balayant une mèche châtain de son front, si mon cher frérot aurait l'audace de se mesurer à moi dans une petite course… Et puis je me suis dit que ce n'était pas très fairplay, que je risquais de te mettre sur les genoux en moins de deux minutes… Pardon, en moins de deux secondes.

Les lèvres de Megan s'étirèrent en un sourire aussi ravageur que conquérant ; combiné à son regard pétillant, il avait de quoi créer des séismes émotionnels chez les garçons. C'est en tout cas ce que songea Ashen, qui se contenta d'un sourire en coin.

- T'es mignonne, petite, s'amusa-t-il. Je vais te laisser partir avec trente secondes d'avance, histoire d'équilibrer nos chances.

- Parfait ! s'enjoua sa sœur. Je comptais justement te laisser commencer huit-cent mètres devant moi, pour que tu ne viennes pas râler après ma victoire.

L'esprit de compétition qui animait ces deux jeunes gens rivalisait sans mal avec leur sens de la fanfaronnade, quoique ce dernier était légèrement exagéré dans cette situation : au fond, ils avaient juste envie de s'amuser un peu, et la victoire ne serait sans doute qu'un prétexte pour haranguer le perdant durant les jours à venir.

- C'est quand tu veux, mini-Kushter, lança Ashen sur un ton provocateur.

S'il s'apprêtait à démarrer sa course les jambes légèrement fléchies, sa cadette s'était, pour sa part, mise en position de sprint, les starting-blocks en moins. Tous deux démarreraient finalement d'un même point, marqué par une ligne tracée d'un coup de talon dans les graviers bordant la Faculty.

- À tes marques, vieux machin… Prêt ? Go !

 

Sitôt le dernier mot prononcé, Megan activa son pouvoir et fila comme un missile intercontinental, mettant déjà près de vingt mètres dans la vue de son frère qui courait pourtant avec son pouvoir également enclenché. Son avance s'accentua rapidement, ses jambes portées par le même pouvoir de célérité qu'Ashen, à ceci près que sa version était d'une efficacité bien supérieure. Peut-être le gène mutant de Megan était-il mieux développé, en comparaison de celui de son grand-frère, ou peut-être était-ce parce qu'elle suivait un entraînement aussi intensif que rigoureux, depuis près de cinq ans maintenant, que ses performances éclipsaient celles du jeune homme ?

Fraust n'en savait rien, mais il trouvait néanmoins ses performances ahurissantes. Rien qu'à regarder le départ tonitruant de ses cadets, un sourire avait fleuri sur ses lèvres.

- Elle est très forte, commenta une Iris admirative, à sa gauche.

- Elle est extraordinaire, approuva-t-il en hochant la tête, en suivant du regard le nuage de fumée soulevé par les deux coureurs.

Depuis sa première rencontre avec Megan, sur le perron de la maison des Kushter à Knightsbridge, Fraust n'avait de cesse d'être émerveillé par sa cadette. Son immense joie de vivre semblait le faire rajeunir, tant elle était communicative. À ses côtés, le jeune directeur de la Faculty oubliait ses soucis, et retrouvait une forme d'innocence qu'il aurait juré avoir perdu dans les sous-sols de la Genetics Corporation de Londres, plus de six ans en arrière. Megan avait cette capacité incroyable d'illuminer les journées de son petit monde, une capacité qui n'avait rien à voir avec un pouvoir mutant, mais qui passait malgré tout pour un don du ciel aux yeux de son ainé.

- Elle a de qui tenir, s'amusa Iris en le dévisageant.

La radieuse petite-amie d'Ashen n'avait pas tort. Fraust reconnaissait en Megan un altruisme, une bonté qui ne lui étaient pas tout à fait étrangers ; tout comme son petit côté taquin et compétiteur lui rappelait immanquablement Ashen. C'était une vraie Kushter en somme, comme chacun de ses grands-frères pouvait voir en ce petit bout de jeune fille une part de lui-même. Et cela ne faisait qu'un mois qu'ils se fréquentaient quotidiennement !

- Et ça ne va pas s'arranger, à mon avis, répondit-il en lui rendant son sourire.

D'un mouvement du menton, il indiqua ses cadets qui continuaient leur petite joute ; ils venaient d'effectuer le troisième tour du bâtiment, et entamaient le quatrième sur dix avec la même vélocité. Megan creusait son avance.

- C'est clair. Et ta tête de mule de frère qui essaye de rivaliser… Je crois qu'il n'a pas encore compris qu'il ne la battrait pas à la course.

- C'est Ashen, contra Fraust en haussant les épaules. Il ne peut pas s'avouer vaincu comme ça, il est obligé d'essayer.

- Mouais, grimaça la petite rousse en croisant les bras. N'empêche que s'il acceptait de perdre, de temps en temps, il aurait davantage d'énergie à consacrer à… des activités plus constructives.

L'espace d'un instant, Fraust se demanda si elle parlait de ce à quoi il pensait.

- Enfin, conclut la jeune femme. Pourvu que Megan ne me le rende pas dégonflé comme un vieux pneu troué…

Elle aussi, Fraust apprenait à la connaître depuis qu'Ashen et elle s'étaient installés à la Faculty.

Pour Megan, les choses avaient été d'une évidente simplicité : elle s'était inscrite comme étudiante, avec la bénédiction de sa mère et de son beau-père, lesquels avaient d'ailleurs promis de leur rendre visite en compagnie de la petite Marlene, demi-sœur de la fratrie Kushter. En ce qui concernait Ashen et Iris cependant, il avait fallu leur trouver une fonction justifiant leur séjour sur l'île Billiton. Les postes d'enseignement étant tous pourvus, Ashen avait finalement choisi de créer le sien ; ainsi apprenait-il maintenant à certains élèves des rudiments de self-défense. Fraust avait d'abord grincé des dents lorsqu'il lui avait proposé de donner ce type de cours, mais les arguments imparables de son cadet avaient fini par le convaincre, à contrecœur.
Quant à Iris, elle secondait Rhim à l'infirmerie, mais la cohabitation entre ces deux soignantes, issues de cultures diamétralement opposées, ne se passait pas aussi bien que Fraust l'avait espéré. Non qu'elles se disputaient sans cesse, mais une forme de tension latente semblait s'être installée entre les deux jeunes femmes, pour des motifs qu'il ne parvenait pas à cerner.

À bien regarder la compagne d'Ashen, il ne comprenait toujours pas à quel niveau cela pouvait coincer. Iris lui semblait être quelqu'un de sympathique, malgré le petit côté égoïste et hautain qu'elle laissait parfois apparaître au grand jour.

- J'ai quelque chose sur le visage ? l'interrogea-t-elle subitement en remarquant son regard.

Il rougit en détournant rapidement ses yeux de la rouquine.

- Pardon, je ne voulais pas… être impoli…

Iris fit une moue de suspicion très exagérée, les sourcils froncés et les lèvres pincées sur le côté gauche. De toute évidence, l'embarras de Fraust l'amusait beaucoup.

- … n'empêche qu'en endurance pure, je te mange quand je veux.

Interpelés par cette fanfaronnade digne de son auteur, ils se tournèrent vers Ashen qui revenait à hauteur du perron de l'établissement sur lequel ils étaient installés. Le jeune homme boitillait tout en maintenant une main sur son abdomen, et il était en nage ; à côté de lui, Megan paraissait autrement plus fraîche et légère, ses mains jointes dans son dos tandis qu'elle sautillait victorieusement près de son ainé.

- Mais oui, mais oui, chantonna-t-elle, sa joie nullement gâchée par la mauvaise foi d'Ashen.

L'adolescente continua de bondir jusqu'à Fraust, dont elle frappa la paume tendue avec complicité.

- Belle course, petite sœur, la complimenta-t-il avant de tapoter fraternellement sa tête.

Elle enserra sa taille avant qu'il n'ait pu dire "ouf !" ; et cette soudaine proximité avec sa cadette le prit de court. Megan était d'une nature affectueuse, tout comme elle n'était pas avare de ce genre d'étreintes, solides et serrées. Lui qui avait encore du mal à enlacer sans pudeur sa petite-amie Eileen, il trouvait ces gestes d'affection quelque peu gênants, mais cela ne l'empêchait pas pour autant de les apprécier à leur juste valeur.

- Bin alors, t'es mort ?

Iris se tenait accroupie au-dessus d'Ashen, qui s'était étendu de tout son long à-même les gravillons de l'entrée.

- Non… Mais il va me falloir au moins trois jours pour récupérer.

- Ça t'apprendra à faire le malin, lui asséna la rouquine, sourire aux lèvres.

Elle redressa son regard caramel vers la jeune prodige de l'athlétisme britannique, avant de compléter :

- Tu n'es plus le mutant le plus rapide au monde, joli-cœur. Commence à t'y faire…

- Pff, souffla-t-il en souriant à son tour.

En penchant sa tête en arrière, il put contempler à l'envers le tableau de Megan et Fraust, fraternellement enlacés, le sourire aux lèvres.

Comme si c'était le plus important, compléta-t-il alors mentalement.

À ses yeux, être le plus rapide ou le plus fort n'avait plus vraiment de sens, plus maintenant que sa famille était réunie. Tout ce qui comptait désormais était de savourer un peu ce bonheur d'être avec les siens, un moment de grâce pareil à aucun autre.

Le reste pouvait bien attendre, un jour, un mois ou une éternité.

 

16h15

Quelque part au nord-ouest du mont Rysy

Chaîne des Carpates, Pologne

 

Les terres sauvages des Hautes Tatras étaient d'un calme presque angoissant. Ici, près de l'un des plus hauts sommets des Carpates, le tintamarre de la civilisation était inexistant, comme si ces monts et ces forêts étaient restés figés dans un autre temps, dans une époque où le moteur à explosion n'avait pas encore été inventé. À des kilomètres à la ronde, il n'y avait rien, rien qui n'ait pas été exclusivement bâti par Mère Nature, laquelle semblait tenir les hommes et leur bruyant monde à l'écart. En cette région, la flore était reine, dont les sujets constituaient la faune, comme ce l'avait toujours été et le serait probablement toujours.

Suspendu à l'envers sur la branche d'un épais sorbier, un homme semblait mimer le calme dont les lieux étaient imprégnés. Vêtu de vêtements de camouflage élimés, seul son nez et ses yeux pointaient hors de la capuche couvrant sa tête. Entre ses bras immobiles, il tenait fermement une carabine, une vieille Winchester au bois sombre et éraflé, montée d'une lunette grossissante.

Un bref coup d'œil vers le ciel lui permit d'évaluer l'heure qu'il était, à peu de choses près. Cela faisait près de deux heures qu'il se tenait là, la tête en bas, aussi inerte qu'un cadavre, et les effets de cette position commençaient à se faire sentir. Les creux de ses genoux le retenant à la branche étaient douloureux, ses poumons supportaient tant bien que mal le poids de ses organes digestifs et surtout, le sang lui montait à la tête. Pourtant il n'éprouvait pas le besoin de changer de position, ni même de simplement étirer ses membres l'un après l'autre ; en fait, il lui semblait pouvoir encore tenir plusieurs heures supplémentaires avant de vraiment nécessiter de bouger.

L'homme aux yeux d'un bleu limpide conserva encore sa posture et surtout son immobilisme plusieurs dizaines de minutes, chacune d'entre elles semblant durer des années, jusqu'à ce que de légers bruissements de végétation ne couvrent son regard d'un voile de concentration.

À près de cent mètres en face de lui, la créature qu'il attendait se décidait enfin à montrer le bout de son museau. Il redressa alors très lentement ses bras pour épauler son arme, les yeux clos afin de se concentrer sur les bruits du chamois ; il se fit ainsi une idée plus précise de la direction dont l'animal arrivait, et pointa le canon de la carabine en conséquence. Quelques secondes plus tard, il rouvrit son regard sur la bête, approchant timidement par l'ouest. Il évalua sa position à environ soixante-cinq mètres et, voyant une fenêtre de tir intéressante se présenter à lui dans quelques secondes, calcula rapidement l'incidence de la légère brise et de la gravité sur le projectile. Son angle de tir corrigé, il retint son souffle, l'œil droit aligné sur la lunette, l'index sur la détente.

L'énorme détonation se propagea longuement dans la vallée, effrayant les rares oiseaux venus se poser dans les arbres environnants. Le jeune homme inspira lentement l'odeur âcre et enivrante de la poudre avant de détendre son corps, membre après membre. Son fusil dans une main, il utilisa l'autre pour attraper la branche qui supportait son poids, et fit glisser ses jambes dans le vide. Il lâcha enfin prise et se laissa ainsi chuter sur un peu plus de trois mètres pour se réceptionner souplement sur ses jambes, comme si elles n'avaient jamais été engourdies.

Revenu sur le plancher des vaches, l'homme éjecta la cartouche de .308 vide qu'il rangea dans une poche de son manteau de treillis, et se dirigea vers le gibier abattu en s'allumant une cigarette. Sur le dos de sa main droite fermée sur un briquet rechargeable se trouvait un tatouage très simple en traits fins et noirs, représentant un arc armé d'une flèche.

Il retrouva le chamois exactement là où il l'avait touché, preuve qu'il était mort instantanément, sans souffrances inutiles. Après avoir passé la bandoulière de sa carabine à son épaule, il s'agenouilla près de l'animal dont il caressa le poitrail perforé ; la balle l'avait atteint en plein cœur, et un filet de sang s'écoulait de la plaie pour se perdre dans son épais pelage.

Le chasseur utilisa un large couteau Bowie pour ouvrir l'abdomen du capriné, dont il retira ensuite les viscères avec méthode, prenant soin de ne pas perforer ses organes. Il exécuta cette tâche sans afficher le moindre dégoût, une certaine habitude guidant ses gestes, et sa cigarette roulant entre ses lèvres. De temps à autre, il s'arrêta pour faire tomber les cendres à l'écart du gibier ou repousser une mèche blonde et rebelle de son front, y laissant un trait rouge au passage, mais acheva néanmoins d'éviscérer le chamois en moins de dix minutes. Lorsque ce fut fait, il souleva sa prise à bout de bras et la plaça entre ses épaules avant de s'éloigner vers le nord.

Il marcha lentement et stoïquement à travers la forêt sur près de trois kilomètres, lesté des quelques trente-quatre kilos que devait peser la bête. Le soleil commençait tout juste à décliner lorsqu'il atteint finalement une clairière au milieu de laquelle se dressait une construction basse en bois, à mi-chemin entre la cabane de trappeur et le chalet cossu. Sur le côté sud de l'habitation courait une mince terrasse, délimitée par une rambarde dont les poteaux étaient ajustés avec une précision chirurgicale ; et sur la terrasse en question se trouvait une balancelle aussi rustique et rudimentaire qu'elle était mignonne.

- Misha !, appela joyeusement la jeune femme qui l'occupait, accompagnant sa voix d'un large signe de main.

Le chien qui se tenait docilement allongé au pied de la balancelle, un magnifique laïka de Sibérie orientale à la robe blanche tachée de noir, se redressa rapidement avant d'aboyer puis de courir vers le chasseur, sa queue recourbée s'agitant comme un métronome.

- Tout doux, Grzmot, lança l'homme à l'animal, en polonais.

Il continua d'avancer droit devant lui malgré les sautillements de bienvenue du chien, et atteint rapidement le plan incliné donnant sur la terrasse.

- Oh, un beau chamois ! s'enthousiasma la ravissante blonde alors qu'il déposait le gibier sur le pas de la porte.

Sa voix douce et fluette donnait à la langue de Copernic une grâce presque féérique ; pour ainsi dire, la jeune femme semblait tout droit sortie d'un conte de fée, avec ses grands yeux verts pétillants et sa peau de lait. Emmitouflée dans un manteau d'hiver au col de fourrure, ses mains gantées de laine rose reposaient sur le plaid duveteux qui protégeait ses jambes de la fraîcheur automnale.

- Il a failli me faire attendre, s'amusa le dénommé Misha en retirant sa capuche, et le bonnet qui se cachait en dessous.

Il ramena en arrière ses cheveux blonds, alors que ses yeux s'ancraient à ceux de la jeune femme à côté de laquelle il prit place.

- Moi aussi, j'ai failli attendre, susurra celle-ci avant de se pencher pour capturer ses lèvres.

Durant quelques secondes, Misha quitta la terre pour les cieux, comme si la bouche de son amante était la porte du Paradis. Sa main tatouée trouva la chevelure d'or, puis la joue satinée de sa belle, avant que leur baiser ne prenne délicatement fin.

- Il va falloir rentrer, Sara, la température chute, murmura-t-il comme pour ne pas briser l'ambiance doucereuse qui s'était installée.

Elle opina en se pendant à son cou.

- Et on a un gibier à dépecer, nota-t-elle avant de rire doucement. Tu crois que le congélateur sera assez grand ?

- Hmm… Il faudra bien, sinon tu devras manger de la viande même au petit-déjeuner.

- Oh, non ! s'exclama-t-elle joyeusement tandis que son compagnon se levait tout en la soulevant à bout de bras. Je préfère cent fois mieux mes flocons d'avoine et mon chocolat chaud !

Misha porta Sara jusqu'à la porte du chalet, avant de se tourner vers le chien.

- Grzmot, drzwi.

L'animal enjamba le gibier pour se dresser sur ses pattes arrières, utilisant ses membres antérieurs pour abaisser la poignée et ainsi ouvrir la porte, tel qu'il en avait reçu l'ordre. À son tour, son maître dépassa la carcasse et pénétra dans la maisonnette, son aimée toujours dans ses bras.

- Wózek.

Le laïka trottina rapidement jusqu'à un fauteuil roulant à l'ossature de bois qu'il poussa de ses pattes pour le rapprocher du couple. Misha y déposa Sara avec la plus grande douceur, avant de se pencher sur le plaid qui avait glissé sur le parquet ; il le replaça délicatement sur les jambes anormalement fines de la jeune femme, qui le remercia d'une bise sur son front taché de sang.

- Et maintenant, annonça-t-il, l'autre bête à poils soyeux.

- Que tu es méchant !, s'indigna faussement Sara, sa voix claire et mélodieuse trahissant sa candeur.

Le jeune homme rentra finalement le chamois avant de fermer la porte d'un coup de talon. Il le déposa sur la large et basse table du séjour, laquelle avait été recouverte d'une toile cirée par sa compagne ; celle-ci dirigea son fauteuil vers la cuisine, dont elle ramena bientôt un jeu de couteaux dans leur étui en cuir élimé.

Le couple consacra les heures suivantes à découper le capriné avec minutie, dans une ambiance légère et chaleureuse. Ils débattirent un certain temps quant à l'usage qu'ils pourraient faire de la peau de l'animal, et optèrent finalement pour un couvre-lit. À mesure que Misha taillait les différentes pièces de viande qu'ils pourraient consommer, Sara les emballait dans des sacs de congélation dont elle remplissait ensuite leur freezer ; au bout du compte, ils le garnirent presque à ras-bord, assurant ainsi leur subsistance pour une bonne partie de l'hiver à venir.

La nuit était tombée depuis un petit moment lorsqu'ils goûtèrent au fruit de leur travail, deux entrecôtes assorties de quelques carottes sautées ; ils complétèrent leur repas de quelques fruits secs en guise de dessert, avant que Misha ne s'adonne à la corvée de la vaisselle. Sara le seconda en essuyant les couverts puis en les rangeant, pendant que Grzmot se faisait les dents sur un os, tranquillement allongé près de la cheminée ouverte en pierres de taille.

Ce n'est qu'après s'être toiletté et changé que le couple se permis un moment de détente. Misha déposa sa compagne sur les épaisses peaux d'ours et de loups tapissant le sol près de l'âtre, et s'assit à côté d'elle, un livre et une cigarette dans les mains ; mais Sara avait une autre idée en tête :

- Tu veux jouer ?

Elle lui tendit la boîte à damier qu'elle avait jusque là gardée précieusement entre ses mains.

- Pourquoi pas, répondit-il en saisissant l'objet.

Il l'ouvrit et étala les pièces en bois qu'il contenait sur les peaux.

- Je prends les noirs, décida Sara en saisissant la figurine de monarque en bois foncé.

- Hmm… Tu veux jouer en deuxième pour contrecarrer mes plans ?

- Peut-être bien, rétorqua-t-elle avec un sourire plein d'audace.

Ils installèrent les pièces du jeu d'échecs sur la boîte ouverte et retournée constituant le plateau, puis démarrèrent une partie. Les trois premiers tours révélèrent rapidement l'absence de stratégie du côté de Sara, qui semblait déplacer ses pions à l'instinct, tandis que Misha faisait de son mieux pour retenir ses coups sans en avoir l'air.

- Tu ne me laisses pas gagner, hein ? s'inquiéta-t-elle en rivant ses yeux émeraude à ceux de son homme.

- Je n'oserais pas, mentit-il, son visage appuyé sur son poing gauche.

Comme pour appuyer ses dires, il déplaça l'un de ses cavaliers pour prendre un pion à la jeune femme, qui n'eut aucun mal à riposter en capturant la pièce.

- Oh, l'erreur de débutant !, pouffa la jeune femme en saisissant la figurine en bois clair entre ses petits doigts.

Son contentement fit sourire Misha.

La partie suivant son cours, il continua à faire semblant de jouer de son mieux sans éveiller les soupçons de Sara, trouvant son bonheur dans la joie qu'elle affichait sans aucun filtre à chaque nouvelle prise. Elle le dépouilla relativement vite de la plupart de ses pièces, sans même essayer de le mettre en échec, jusqu'à ce que les trop maigres ressources de Misha ne l'empêchent véritablement de reprendre la main.

- Au fait, c'est bientôt ton anniversaire, déclara-t-elle du coq à l'âne. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?

Il saisit entre deux doigts la cigarette pincée à ses lèvres avant de souffler un long nuage de fumée en direction de la cheminée.

- C'est dans vingt-neuf jours, précisa-t-il. Tu es à court d'idées ?

- Ce n'est pas ça, répliqua-t-elle en secouant la tête. C'est que j'ai vraiment envie de te faire plaisir…

Ses mots réchauffèrent encore un peu plus le cœur de Misha. Il se força alors à réfléchir sérieusement à ce qui l'enchanterait le plus, persuadé qu'une réponse toute faite ne satisferait pas du tout sa belle.

- Hmm…

Il prit une tour à Sara avec son dernier fou, avant qu'une fulgurance ne traverse son esprit.

- Tu te souviens des pączki qu'on mangeait quand on étaient petits ?

Ces beignets frits fourrés à la confiture de fraise constituaient l'une des spécialités polonaises que tous deux avaient l'habitude de déguster, enfants, pour certaines occasions telles que la fête du Jeudi Gras.

- Rien ne me ferait plus plaisir que d'en manger un pour mon anniversaire, songea-t-il à haute voix.

Sara afficha une expression pensive, un index tout fin venant caresser sa lèvre inférieure.

- Je ne crois pas avoir la recette dans mon livre de cuisine, confessa-t-elle d'un ton peiné. Je ne sais pas si je saurais en faire…

- Il suffit de la chercher sur Internet.

La jeune fille le regarda avec une incompréhension certaine : pas un seul relai ne couvrait la zone dans laquelle ils vivaient, ni même la moindre antenne de télécommunication, et ce n'était pas prêt de changer.

Misha se leva alors pour aller ouvrir l'armoire dans laquelle il rangeait ses affaires de chasse ; il revint auprès de Sara avec un polypad particulièrement sophistiqué qu'il lui tendit avant de s'étendre à nouveau sur la peau d'ours.

La jolie blonde regarda l'objet dans ses mains, un rien interdite, et finit par river ses yeux verts écarquillés vers son compagnon :

- Je peux vraiment l'utiliser ? C'est ton téléphone pour le travail…

Il haussa les épaules.

- Bah, je ne m'en sers jamais de toute façon…

Si Sara hésita encore quelques secondes, elle finit par accepter l'aide proposée en hochant la tête avec conviction.

- Tu peux m'apporter mon carnet ?

- Oui mademoiselle, répondit-il en se redressant pour mimer un salut militaire qui provoqua un éclat de rire chez son amante.

Il s'affaira ensuite à chercher ledit carnet ainsi qu'un stylo en état de marche, qu'il trouva également dans son armoire, pour finalement ramener le tout à Sara qui peinait manifestement à lancer le navigateur de recherche.

- Ça pose des questions pour… confirmer… l'uti… l'utilisateur, lut-elle en déchiffrant l'anglais qu'utilisait l'appareil.

- Oh, la reconnaissance faciale a du rester activée, avança-t-il en s'installant juste derrière elle.

Il cala confortablement son menton sur l'épaule de Sara et modifia les paramètres utilisateur à la volée pour lui permettre d'accéder au navigateur. Sa maîtrise technique de l'appareil laissa sa belle admirative :

- Tu es drôlement fort… Moi, je ne saurais pas faire ce que tu fais.

- Et moi, je ne saurais pas faire une simple tarte aux pommes, répondit-il avant de déposer un baiser au creux de son cou. Même en connaissant la recette.

- Chacun ses talents, conclut sagement Sara en lui rendant une bise. Ça marche ?

Bénéficiant d'une liaison satellite, le polypad ne tarda guère à ouvrir les portes de l'Internet aux yeux ébahis de Sara, qui eut alors le plaisir de taper sa requête sur la fine plaque holographique, puis de s'émerveiller comme une enfant en voyant apparaître les photos des pączki qui faisaient tant envie à son homme.

- J'appuie ici ? le questionna-t-elle en montrant du doigt l'une des photos.

- Plutôt sur le mot "recette". Tiens, ton carnet.

Il lui laissa ensuite le loisir de recopier les instructions culinaires dans son livre de recettes, un sourire amusé collé à ses lèvres ; éloignés de la civilisation comme ils l'étaient, il trouvait les réactions de sa compagne attendrissantes. Comme une enfant déambulant dans les allées d'un grand magasin de jouets, elle s'émerveillait de tout ce que ce polypad apportait à sa vie ordinaire avec une candeur propre à faire fondre même un cœur de pierre.

Une fois son travail de copiste achevé, elle rendit l'appareil à son propriétaire qui se redressa pour aller le ranger. S'il ne comptait pas s'en servir pour son propre compte, un soupçon de curiosité l'envahit tandis qu'il s'apprêtait à le remettre à sa place. Finalement, il ouvrit un flux d'actualités récentes qu'il parcourut à la volée ; une décision qu'il regretta rapidement en parcourant la série de faits divers entourant les évènements du Red Thursday. Ne goûtant guère ce genre de nouvelles, il fit défiler rapidement le flux et se résigna à fermer l'application, lorsqu'un gros titre apparut à son regard azuré et écarquillé.

« L'intégration civile des mutants : la lubie d'un politique en mal d'attention »

Il hésita une brève seconde avant de quitter le flux en quatrième vitesse, comme s'il avait ouvert la boîte de Pandore, mais c'était trop tard : cette manchette aussi corrosive qu'elle était ronflante s'était déjà imprimée dans sa mémoire.

- … m'entraîner pour être sûre de ne pas les rater, soliloquait Sara. Tu ne m'en voudras pas ?

Son intervention permit à Misha de revenir au moment présent, et de taire un instant les réflexions qui envahissaient son esprit.

- Ce n'est pas grave, répondit-il sans être parfaitement sûr du sujet de l'interrogation.

Il ferma la porte de l'armoire et s'éloigna vers la petite cuisine ; ce n'est qu'après s'être rempli un fond de tasse d'eau de source, et l'avoir descendu d'un trait, qu'il retrouva ses esprits.

- Il se fait tard, Sara, déclara-t-il en jetant un œil par l'étroite fenêtre surplombant l'évier. On va se coucher ?

La jeune femme reporta son attention sur le jeu d'échecs, assez longtemps pour constater que leur partie n'était pas terminée.

- Tu ne veux pas finir ? l'interrogea-t-elle en conséquence.

Misha sourit brièvement.

- Tu as déjà gagné, répliqua-t-il en se penchant auprès de la jeune femme.

Il la saisit délicatement, un bras sous ses cuisses et l'autre dans son dos, et la souleva pour la porter jusqu'à leur chambre à coucher. Celle-ci était à l'image du reste du chalet, rustique et épurée, jusqu'à la descente de lit en peau de bête. Misha déposa sa compagne dans la couche avant de remonter les draps sur son corps chétif ; ce n'est qu'ensuite qu'il ôta son débardeur pour se glisser à son tour dans le lit. Les lampes à huile trônant sur leurs tables de chevet éteintes, ils se blottirent l'un contre l'autre et s'échangèrent un court baiser de bonne nuit.

Si Sara trouva rapidement le sommeil, Misha n'eut pas cette chance. Son amante ronflant en sourdine contre sa poitrine, il essaya de se laisser emporter par la fatigue de sa journée de chasse mais n'y parvint guère ; il ne cessait de penser à ce titre d'article qu'il avait lu quelques minutes plus tôt, et qui hantait désormais son esprit.

À la faveur de la nuit, d'autres images finirent par remplacer cette une ; celles des dizaines de mutants qu'il avait vu défiler, hommes, femmes et enfants, en files indiennes bien ordonnées, jusqu'aux grilles du centre de rétention de Katowice où Sara et lui avaient grandi. Alors âgé d'une dizaine d'années, il avait été le témoin de la politique migratoire impitoyable de son pays, qui constituait alors l'une des portes d'entrée de l'Europe de l'Ouest privilégiée des surhommes voulant échapper aux persécutions dont ils étaient victimes, plus à l'Est. Le regard profondément attristé et démuni de ces personnes, lorsqu'elles grimpaient dans les autocars affrétés pour les ramener à la frontière, l'avaient alors profondément marqué. Plus tard, il avait demandé à sa mère qui étaient ces gens, et pourquoi ils subissaient un tel sort, et celle-ci lui avait expliqué que tel était l'ordre des choses, le nouvel ordre mondial. Il n'avait vraiment compris ce qu'elle voulait dire que bien plus tard, en fleurissant sa tombe. À son tour, il avait accepté l'idée que tout ceci était dans l'ordre des choses.

Pourtant, quand bien même il avait hérité de ce monde de préjugés, de violence et de haine, une part de lui espérait un avenir forgé dans la tolérance et la fraternité ; un avenir dans lequel tout le monde serait égal, quel que soit son lignage, ses racines ethniques ou son patrimoine génétique. Mais cet avenir n'était qu'une énième utopie, il le savait mieux que quiconque ; et lui, il n'était qu'un homme, aussi isolé qu'insignifiant, bien incapable de bouleverser l'ordre établi. À tout le mieux pouvait-il espérer le faire tanguer.

 

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