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Cutscene : Iris rencontre Kajitsu

Publié le par Phoenix

Ohayo !

C'est une des promesses que je vous ai faites en ouvrant ce nouveau blog, eh bien nous y voila : je sors de mes cartons une "cutscene" du tome 1 de "La Haine" !

Il s'agit en fait de la toute première rencontre entre Iris et la petite clone que l'on nommera plus tard Kajitsu, et plus précisément, du moment où la fille-cerisier fait ses premiers pas dans les ténèbres de ce monde complètement insensé.

A l'origine, cette scène devait faire partie du manuscrit final, mais mon camarade et confrère Lendraste m'a fortement conseillé de l'enlever, car son contenu se révèle bien trop trash et violent pour une audience relativement jeune. Je m'en suis tenu à ce conseil, et ce bout de texte est donc resté en sommeil dans mes dossiers d'ébauches. Si vous avez le coeur bien accroché, vous pouvez maintenant découvrir les débuts de l'ascension de Kajitsu.

(D'un point de vue chronologique, la scène se déroule juste après qu'Iris ait quitté la chambre d'Ashen, dans le chapitre 5 du livre tel qu'il est aujourd'hui.)

 

- - -

 

Quoi de mieux pour oublier ses soucis que de se plonger corps et âme dans le travail. Pourvu que celui-ci soit aussi abrutissant que possible, cela constituait une excellente diversion pour échapper au ressassement de pensées négatives. Du moins Iris voyait-elle les choses sous cet angle. Et pour ce qui était du boulot, elle n’en manquait jamais lors de ses journées de garde.

D’un pas nonchalant, elle traversa le hall de la Genetics Corporation en se faufilant entre employés et visiteurs qui affluaient en tous sens dans cette vaste fourmilière humaine. Après avoir franchi un bon nombre de sas sécurisés aux nombreux gadgets de reconnaissance, elle pénétra dans le long corridor peu éclairé qui constituait l’entrée de l’Enfer, ainsi que les mutants nommaient cette partie du bâtiment. Ici, l’air ne sentait plus le propre mais l’odeur âcre de la souffrance. La température ambiante y était un rien frisquette, à peine dix-huit degrés Celsius contre une moyenne de vingt-trois dans le reste de l’entreprise. La fraîcheur lui mordait insidieusement la peau de ses bras nus. Mais il y avait pourtant plus froid que le fond de l’air, dans ce couloir : le silence entrecoupés de bruits d’origine mutante, des cris de douleur d’un cobaye séquestré aux râles d’agonie de ceux qui attendaient là qu’on leur ôte la vie, en vain. L’ensemble de ces sonorités émanant des cellules alignées de part et d’autre du couloir avait glacé le sang de plus d’un homme. A ses débuts, Iris sursautait au moindre son, mais elle avait fini par s’y faire, si tant est que ce fut possible de demeurer de marbre face à la souffrance.

Avant toute chose, la rousse passa par le petit réduit qui portait le titre ronflant de salle de soin, où elle enfila un gilet blanc aux fines mailles de laine et récupéra son « bip », version professionnelle du polypad standard. Après avoir consulté le planning des visites de l’interrogateur en chef, elle se dirigea vers la salle d’interrogatoire où il était sensé se trouver. Iris repéra alors son collègue de garde qui l’attendait près de la porte de ladite salle, tout en faisant de grands signes pour lui indiquer une montre invisible sur son poignet.

- Je sais, je suis à la bourre, désolée Terry.

Le soignant, un humain quadragénaire râblé et au crâne rasé, maugréa dans sa barbe avant de lui refiler le passe-partout électronique, véritable sésame que n’importe quel cobaye convoitait plus que tout. Derrière l’infirmier, Edward Sylberstein commenta l’arrivée de la jeune femme d’un ton mi-enjoué, mi-cinglant :

- Ah, ma douce Iris, quel dommage d’avoir dû commencer celui-là sans votre chaleureuse présence. Vous l’auriez vu avant que j’arrive, il vous aurait plu, j’en suis convaincu. Approchez, Iris.

Après avoir salué de la main son homologue qui n’était que trop ravi d’enfin pouvoir quitter le vieux tortionnaire en chef, la jolie rousse entra dans le réduit où Ed s’adonnait à son « art ». Installé sur une chaise pourvue de multiples sangles, le jeune homme dont il parlait était déjà dans un sale état, de multiples plaies légères parcourant ses bras nus. Visiblement, Sylberstein était d’humeur à jouer avec ses aiguilles cette fois-ci, ces longues tiges en acier chirurgical qu’il affectionnait tant. Le cobaye en était truffé, tel un porc-épic aux piquants farouchement dressés vers un agresseur.

- Evidemment, là, il est un peu moins présentable, continua le médecin déviant, installé sur un tabouret face au concerné. Et tout ça pour pas grand-chose en définitive, puisque ce monsieur, comment il s’appelle déjà… Enfin, on s’en balance de son nom, ce monsieur vient donc d’échouer son test d’entrée à la Sécurité.

Tout en se penchant vers le chariot roulant chargé de matériel médical qui était à sa charge, Iris tourna la tête vers Edward, intriguée.

- On relance le recrutement ? Lui demanda-t-elle.

- Il paraît. Directive de l’Exécution, d’après ce que m’a dit Natsuko. Vous avez probablement eu les échos de la dernière trouvaille d’Omen.

 Tout en enfilant une paire de gants de latex à usage unique, la jeune femme opina.

- Ashen m’en a vaguement parlé. Un coup énorme, soi-disant.

- C’est rien de le dire, approuva Sylberstein, tout en arrachant l’une des aiguilles du bras droit du mutant solidement, lequel fit un bel effort pour s’astreindre crier en sourdine.

- Mais en quoi ça concerne la Division de Sécurité ?

- Omen veut gonfler les rangs de sa troupe, et pour se faire, récupérer quelques-uns de vos collègues, expliqua-t-il. En somme, il déverse son problème d’effectifs sur vous, ce qui oblige à recruter à la source.

Iris se demandait bien comment Omen avait réussi à faire valider tout ça auprès du directoire, qui était du genre pointilleux sur la question des effectifs des Divisions mutantes. Enfin, ce n’est pas mon problème, conclut-elle avec sagesse.

Sylberstein ayant fini d’interroger le jeune homme, il lui enleva les dernières aiguilles avant de laisser le soin à Iris de faire son boulot : nettoyer et panser toutes les plaies pour éviter tout risque d’infection. Cela fait, le « patient » fut éjecté de la chaise avant d’être ramené manu militari à sa cellule par une paire de surveillants humains à la carrure de boxeurs, et assez armés pour neutraliser rapidement un sujet agité. Et en cas de problème hors de leur contrôle, un autre mutant de la Division de Sécurité se tenait disposé à agir. Iris s’était d’ailleurs étonnée de ne pas l’avoir croisé sur le chemin.

Ce mutant n’était autre que l’enjôleur Sismo, qui se présenta au local d’interrogatoire avec la suivante sur la liste des sondés du jour. Le jeune homme au regard louchant fit un commentaire déplacé à Iris en guise de bonjour, avec tout le culot qu’il fallait pour agir de la sorte avec la concubine d’Ashen. Elle l’ignora pourtant, et fixa son regard sur la jeune cobaye qu’il harnacha au siège à sangles. Probablement pas majeure, petite et chétive… Le détail le plus frappant était son regard azuré étonnamment neutre, comme dénué d’émotion. C’était étonnant dans la mesure où la plupart des mutants séquestrés dans ces bas-fonds de la G.C. étaient dans un état psychologique tout sauf neutre, et d’ordinaire, ceux qui avaient le malheur de devoir passer sur cette chaise portaient un masque d’angoisse ou d’hystérie. Très rarement, certains avaient encore un petit quelque chose de rebelle dans leurs yeux, mais jamais Iris n’avait vu un cobaye visiblement aussi détaché de sa propre condition.

Une fois Sismo renvoyé et la porte du local insonorisé fermée, Sylberstein se mua en cet être froid, cruel et impitoyable, se mettant dans son costume de tortionnaire qui attendait des réponses.

- Votre nom, jeune fille ? Demanda-t-il sans même regarder son sujet.

Iris se demandait pourquoi il utilisait encore le vouvoiement, mais le quinquagénaire était de la vieille école, et trop formel pour tutoyer même un cobaye.

- X422-374F, répondit la jeune fille aux cheveux étrangement mauves d’un ton égal.

- Ca commence fort, nota Edward tout en sortant sa pipe de la poche de sa blouse.

Il prit le temps de bourrer l’objet de tabac de Virginie et de l’allumer, avant de reprendre, visiblement détendu.

- Quand je vous demande votre nom, c’est de votre nom civil que je parle. Pas de votre numéro de matricule.

La petite avait attiré toute l’attention d’Iris. Elle n’était vraiment pas commune, que ce soit par son apparence ou par le peu de sa psychologie qu’elle avait laissé entrevoir jusqu’alors. Curieuse, la rouquine se saisit de son bip pour effectuer une recherche dans le réseau électronique de l’entreprise, en utilisant le matricule qu’elle venait d’entendre.

- Je n’ai pas de nom civil, monsieur, reprit la cobaye.

- Allons bon, maugréa Ed en tirant sur sa pipe. Et d’où diable nous venez-vous, jeune fille ?

- Du L.B.R.C., monsieur. Lorrington’s Biological Research Center. J’ai été envoyée ici dans le cadre du projet de collaboration mis en place par la Genetics Corporation et l’entreprise où j’ai été créée.

- Qu’est ce que c’est que cette histoire, encore ?

- Elle dit vrai, Edward, confirma Iris en lui tendant son pad. Cette jeune personne est un clone fabriqué par la filiale Biologie de la Lorrington International, basée en Guyane réunifiée.

- Un clone, hein ? Sacré nom de dieu…

C’était la première fois qu’ils voyaient un être entièrement créé en laboratoire. Bien sûr, il était courant, au sein de la G.C., d’aider Mère Nature à enfanter des mutants par manipulation génétique, mais le support restait un être naturel, pas une copie produite en série à partir d’une souche. L’éthique médicale avait bien reculé, depuis les années 2030, et cette jeune fille en était la preuve vivante. Le clonage humain n’était certes pas une nouveauté, puisque ayant émergé au tout début de ce siècle de façon aussi confidentielle que limitée au simple objet de recherche scientifique ; Mais après la dernière guerre, la donne avait changé. La course à l’armement que courraient désormais les nouvelles puissances économiques mondiales avait insidieusement modifié les règles du jeu, et le résultat était là : des humains génétiquement modifiés d’abord, et maintenant des clones humains, tous pratiquement en libre circulation. Hippocrate devait faire la toupie dans sa tombe en voyant ce que cette nouvelle génération de savants faisait de son serment.

En outre, les renseignements qu’Iris avait trouvés sur le réseau interne explicitaient les détails de cet accord de collaboration entre les deux multinationales. Cet ersatz de jeune fille avait donc été envoyé ici afin que sa mutation soit surveillée ; s’ils avaient la parfaite maîtrise de leur processus de clonage, les laborantins du LB.R.C. étaient visiblement des néophytes dans la pratique de la transgénèse, domaine de prédilection de la Genetics Corporation.

- On n’arrête plus le progrès, doc’, commenta Iris en regardant la clone.

- Ne m’en parlez pas, opina-t-il en lui rendant le pad. Au Japon, ils sont sur le point de lancer un nouveau genre d’androïdes sur le marché, des robots si perfectionnés qu’ils seraient soi-disant impossibles à distinguer des êtres de chair.

La rousse avait bien sûr entendu parler des formidables avancées de Shogen Inc. sur le secteur de la robotique de pointe. Et ça va faire un drôle de bazar quand on va lancer toutes ces machines de guerre les unes contre les autres, nota-t-elle mentalement.

- En tout cas, ça n’arrange pas nos affaires, reprit Sylberstein en s’adressant à la cobaye. Je vais devoir procéder selon le protocole pour vérifier l’état de votre loyauté envers Lorrington.

Alors qu’il sortait un nouveau jeu d’aiguilles d’une pochette de cuir, la clone commenta avec toujours autant de flegme :

- C’est une perte de temps, monsieur, mais si c’est le protocole…

Après avoir bruyamment déposé les tiges d’acier chirurgical sur un plateau métallique rectangulaire, Edward ancra son regard imperturbable dans celui, turquoise, du clone aux cheveux violacés.

- Qu’êtes-vous ?

- Un clone mutant.

- A qui appartenez-vous ?

- A votre entreprise, depuis un peu plus de trois semaines maintenant.

L’interrogée affichait cet air blasé de cobaye ayant goûté à l’amertume d’un séjour prolongé dans les cellules de la firme de recherches en génétique. Les cages où l’on mettait les gens comme elle étaient non-seulement dépourvues de confort, mais également propres à mettre leurs pensionnaires dans un état de stress, d’angoisse et d’oppression psychologique intenses.

- Et ça vous fait quoi ? Poursuivit Ed.

- Pas grand-chose. Je suis née en tant que produit jetable, propre à passer d’un propriétaire à un autre.

- Vous avez été vendue, précisa l’interrogateur sans une once de clémence. Comme un vulgaire objet de consommation, je vous l’accorde. Même pas cher, si j’en crois ces notes que je viens de lire. Quel effet ça vous fait de savoir que vous valez moins qu’un cheval pur-sang ?

X422-374F haussa les épaules, visiblement peu affectée par la brutale comparaison. Ou alors elle cachait bien son jeu.

- Peu importe ma valeur, pourvu que je puisse être utile à mon possesseur.

Sylberstein nota quelque chose sur sa tablette électronique, avant de la déposer pour caresser de sa main gauche le rebord du plateau à aiguilles.

- Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? Reprit-il machinalement.

Elle secoua doucement la tête.

- Mes informations manquent de précision. De plus, on m’a menti quant aux raisons de ma venue ici.

-Oh ? Et quelles étaient-elles ?

Iris, assise à même la petite table, crut apercevoir un changement subtil sur le visage de la jeune fille aux cheveux mauves. Une expression de rancœur contenue, comme elle en voyait régulièrement sur le visage de son homme. Quand le clone articula sa réponse, ce fut d’une voix sèche et empreinte d’amertume.

- On m’a dit que je n’étais pas vendue, mais que je devais rester ici pour que l’on étudie ma mutation et ses effets.

- On le fera, mais une chose est sûre, vous avez été dupée sur toute la longueur. Enfin, ça ne m’étonne pas, asséna l’homme en blouse. Comme si un clone de bas étage méritait des égards.

Curieusement, elle hocha la tête avec une certaine résignation, avant de baisser les yeux vers le sol.

- Vous avez raison. Je me suis bercée d’illusions avec eux. Je ne recommencerai pas ici.

D’un geste extrêmement brusque et vif malgré son âge, le spécialiste en interrogatoire se saisit d’une aiguille et l’abattit dans l’avant-bras de la jeune fille, assez fort pour que la pointe pénètre le radius. Elle ne laissa échapper qu’un petit cri, plus de surprise que de souffrance, mais grimaça toutefois de douleur. Le regard de Sylberstein était devenu aussi froid et dur qu’une lame de métal.

- Ne voyez-vous pas que le meilleur endroit où vous pouviez atterrir, c’est ici ? Lâcha-t-il entre ses dents serrées. Vous auriez préféré finir dehors, lynchée par la foule d’humains qui veut la peau des mutants ?

Elle riva son regard azuré dans le sien.

- Je ne connais pas ce dehors dont vous parlez. Mais pour autant, je connais la haine et le dégoût dans les yeux de vos confrères, ici ou ailleurs.

Deuxième aiguille. Même cri, même grimace.

- Rendez-vous compte de votre chance, lui suggéra-t-il. Mis à part ce que je vous fait subir, vous êtes plutôt bien traitée ici, non ? Certes, votre cage n’est pas toutes options et il n’y a pas la TV, mais vous êtes nourrie, à peine molestée d’un coup de pied au cul si vous n’obéissez pas assez vite. Savez-vous combien de mutants de l’extérieur aimeraient être à votre place ?

Iris devait admettre qu’il disait vrai. Il y avait encore quelques années, les cobayes subissaient de réelles tortures physiques, difficilement soutenables, comme elle-même en avait fait l’expérience en son temps. Des tortures presque comparables à celles menées dans la tristement célèbre unité 731 japonaise durant la seconde guerre mondiale, tout ceci au nom de la science… Mais après avoir enfin compris qu’un mutant en vie peut être plus utile qu’un cadavre, les scientifiques avaient mis un terme à ces expériences un peu trop poussées et le sort des cobayes s’était nettement amélioré. Du moins on ne recevait plus de coups gratuitement, mais pour une bonne raison, et la différence était de taille.

- Vous avez raison, concéda le clone. La vie ici est rude, mais supportable. Peut-être enviable, selon le milieu d’où l’on vient.

Elle est presque mûre pour la Sécurité, songea la rousse. A ses yeux, la jeune fille avait bien compris dans quoi elle était tombée, comme ses réponses l’indiquaient.

Edward finit par demander à Iris de poser une paire de patchs récepteurs sur le cobaye. Le premier, appliqué sur la tempe, permettait de dresser un électroencéphalogramme, et le second apposé sur le poignet, un électrocardiogramme. Les deux patchs afficheraient les données relevées sur l’écran holographique mural, que Sylberstein mit sous tension avant de débuter la seconde partie de l’entretien.

- Je vais vous poser une série de questions, répondez uniquement par oui ou non. Voici la première : êtes-vous capable d’obéir à un ordre, quelque soit sa nature ?

- Oui.

Edward cessa de regarder le clone pour s’intéresser aux données à l’écran.

- Me vendriez-vous vos créateurs ?

- Oui.

Iris observa également les courbes sur la surface de nanomatériau, en se mordillant la lèvre inférieure.

- Vos clones-sœurs ?

La jeune fille resta un moment silencieuse, tandis que les courbes montait un peu.

- Non. C’est la seule chose que je ne peux pas faire.

- Premier point faible, nota le scientifique. Qu’en est-il de vos amis, si tant est qu’un être aussi insignifiant que vous puisse en avoir ?

- Je vous les donnerai sans aucun remord.

- Avez-vous déjà tué quelqu’un ?

- Non.

- Si je vous ordonne de le faire, le feriez-vous ?

- Oui.

Iris et Edward notèrent la légère note d’hésitation dans sa voix, que l’électrocardiogramme confirma par un léger pic dans sa courbe. L’homme creusa :

- Donc, admettons que je vous amène une personne et que je vous dise de lui faire la peau, vous le feriez ?

- Oui.

Si le ton était plus assuré, il ne suffit pas à convaincre le Boucher. Celui-ci sourit d’un air narquois avant de dire :

- Eh bien nous allons voir… Ma chère Iris, dites à votre camarade dehors de nous amener un individu de la zone terminale. On va voir ce que vous avez dans le ventre, mademoiselle la tueuse en devenir.

La rouquine s’exécuta. Cinq minutes plus tard, Sismo leur livra l’une des loques mutantes de la zone terminale, le dernier couloir, ou encore la Géhenne, selon les différents noms que donnaient les mutants à cette partie de l’aire de détention. Comme ces dénominations le sous-entendaient, il s’agissait d’une partie des cellules où les pensionnaires transitaient avant de finir leurs jours, exécutés d’une façon ou l’autre. De ces mutants, la Genetics Corporation ne pouvait plus rien tirer : inutiles à la recherche et inaptes à une intégration dans l’une des Divisions mutantes, ces êtres ne faisaient que prendre de la place inutilement, motif suffisant pour les faire disparaître de la circulation une fois pour toutes.

Le mutant amené par Sismo n’avait probablement pas trente ans, mais il en paraissait le double. Son corps efflanqué et son teint livide auraient pu le faire passer pour une momie. Incapable de marcher, il avait été amené là en fauteuil roulant, et ses membres étaient cloués aux repose-bras et jambes avec d’épais rivets. Quelques perfusions reliaient son bras gauche aux baguettes portant les poches de liquides transparents, fixées derrière le fauteuil. Iris détourna le regard, écoeuré par ce vestige de l’époque de torture intensive dont elle était sortie.

Sylberstein observa le mutant apathique cloué à son fauteuil.

- Miss 374F, je vous présente monsieur Donnell. Un de nos plus anciens pensionnaires encore en vie, même si dans son cas, il ne sert plus à grand-chose. Je dirais même qu’il nous encombre, ce débris vivant.

La petite cobaye perdit son insensibilité de surface. Le mutant en fauteuil avait de quoi provoquer une réaction, tant il pouvait être déplaisant à regarder, choquant même.

- Pourquoi l’avoir gardé en vie ? Demanda-t-elle prudemment.

- Ah, voila une question fort intéressante et révélatrice. Pensez-vous que nous aurions du l’éliminer, l’euthanasier comme un vieux chien ?

- Certes, c’est un être vivant, approuva le clone. Mais vous avez dit qu’il ne servait plus à rien… Et il a l’air d’avoir souffert…

- Il est vrai que nous aurions pu abréger ses souffrances, mais ce n’est pas si simple, jeune fille. Contrairement à votre entreprise de naissance, ou plutôt de fabrication, nous n’avons pas les moyens de cloner tous nos sujets d’étude. L’étude des pouvoirs mutants passe en grande partie par l’ADN, mais en pratique, nous avons besoin du mutant porteur pour éprouver une certaine partie de tous nos tests. Enfin, quoi qu’il en soit, celui-ci nous arrive du dernier couloir, un endroit où vous n’aimeriez pas vous retrouver, je crois.

- C’est là que vont les mutants en fin de vie, ajouta Iris.

- La plupart reçoivent une bonne dose de chlorure de potassium en intraveineuse, mais certains ne meurent pas. Les pouvoirs et leurs mystères… Pour ceux-là, nous avons des solutions plus old-school, comme on dit. Dans tous les cas, les corps finissent au crématorium du second sous-sol.

La jeune fille aux cheveux mauves déglutit difficilement.

- Alors je dois le tuer ?

- C’est l’idée, opina Edward. Bien sûr, il suffirait de lui enlever ses perf’ nutritives, mais ça serait trop facile et un peu long. Iris, veuillez détacher notre jeune amie, je vous prie, merci. Je vous propose, miss 374F, de vous arracher ces aiguilles que je vous ai généreusement offertes, et de les utiliser pour en finir avec monsieur Donnell.

Après qu’Iris eut détaché le clone, il ajouta :

- Oh, crevez-lui les yeux d’abord. C’est un ordre.

La soignante en était sûre, elle avait vu les mains de la jeune fille trembler. Pour l’encourager, elle lui murmura près de l’oreille :

- Fais le d’un coup, sans trop réfléchir. Si tu réussis ce test, tu pourras prendre ton destin en main, comme je l’ai fait à ton âge.

X422-374F hocha presque imperceptiblement la tête, mais son regard bleuté demeurait un peu affolé. Après un moment d’hésitation, elle commença par extraire les aiguilles plantées dans ses bras, non sans grimacer. Puis elle se leva et se dirigea vers Donnell, qui semblait totalement comateux. Pour ainsi dire, il n’avait pas esquissé le moindre mouvement depuis qu’on l’avait amené là, rien qui puisse indiquer qu’il n’était pas déjà mort. Quand le clone arriva assez près de lui, elle put sentir son odeur épouvantable, mélange de puanteur du au manque d’hygiène corporelle et d’une odeur de moisi ou de renfermé. Ses vêtements brunis de crasse tombaient en lambeaux, et à travers les déchirures du tissu, elle vit la cage thoracique de l’homme en piteux état. Il était si maigre que ses os ressortaient nettement sous sa peau brunie.

- Merci de vous dépêcher, la pressa Edward. J’aimerai bien ne pas prendre mon repas en retard.

Il sembla à Iris que le moment d’hésitation de la petite dura des heures. Mais au bout du compte, elle enfonça simultanément les deux tiges fines en acier dans les globes oculaires du cobaye mourrant, lequel ne fit qu’un léger soubresaut sur son siège de mort. Il ne cria même pas, ce qui facilita probablement la suite pour la jeune prétendante au service actif. Sans perdre trop de temps, elle retira l’une des aiguilles pour la diriger vers le cœur de Donnell. D’un coup maladroit mais vif, elle planta la tige métallique dans son organe vital, une première fois. Sylberstein vérifia le pouls de l’homme au poignet.

- Pas suffisant, indiqua-t-il. Même joueur joue encore.

Elle recommença donc, une seconde puis une troisième fois, jusqu’à partir dans une sorte de petite frénésie contenue, abattant à de multiples reprises l’aiguille dans la poitrine du vieux cobaye périmé avec une forte cadence. Iris compta vingt-quatre coups avant que Sylberstein ne lève sa main libre.

- Notre ami a eu son compte, je pense. Félicitez-vous, vous lui avez offert son dernier voyage. Pas si mal pour une néophyte.

X422-374F avait maintenant sa peau aussi humide que ses yeux. Lorsqu’elle regarda à nouveau son interrogateur, celui-ci hocha la tête.

- Test concluant.

 

            Le test d’évaluation psychologique terminé, la jeune fille venue de Guyane fut déclarée apte pour un transfert à venir dans la section des apprentis de la Division de Sécurité. Iris n’essuyait donc plus les plaies d’un cobaye, mais d’une future collègue de travail, d’une certaine façon. Sylberstein, appuyé à la petite table de la salle d’interrogatoire, achevait d’annoter sur sa tablette électronique ses résultats dans le formulaire qui se retrouverait bien assez vite dans les étages administratifs. Quant à la jeune fille, elle passerait encore quelques temps comme pensionnaire dans la zone de rétention, et une fois son intégration au service actif confirmée, elle se verrait allouée d’une chambre individuelle, comme les autres mutants de la Sécurité. C’est ce que lui expliqua Iris, avant de conclure :

- Je viendrais te voir dans la journée pour te donner ton badge temporaire d’accès aux installations. Une fois que tu seras dans l’effectif actif, tu n’en aura plus besoin : tes données biométriques seront alors entrées dans les bases de données et tu pourras directement utiliser les scanners digitaux.

Le clone hocha simplement la tête aux explications de la rousse, son visage toujours impassible, à peine troublé par l’éprouvant interrogatoire qu’elle venait de subir. Archeron lui tendit une bouteille d’eau minérale maison, enrichie en oligo-éléments dont la plupart des mutants avaient un besoin plus important que les humains.

- Bienvenue dans la famille, l’encouragea-t-elle avec un sourire.

- Merci, répondit le clone en saisissant la bouteille en polymère.

Derrière elles, Edward grogna.

- Je vous inscris avec votre numéro de matricule, mais il faudra que vous songiez à vous choisir une identité, jeune fille.

Après un moment de silence, elle regarda tour à tour l’homme en blouse et la soignante, puis ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose. Mais aucun nom ne franchit ses lèvres ce jour-là.

- Ne t’en fais pas, la rassura Iris. Un de ces jours, avec un peu d’inspiration, tu trouveras un nom qui te correspondra.

La jeune fille hocha simplement la tête, visiblement peu convaincue.

- Bon, dites à cet imbécile aux yeux de travers qu’il m’envoie le suivant.

La rouquine s’exécuta, et alla interpeller Sismo dans le couloir. X422-374F se laissa docilement reconduire à sa cellule par la paire d’agents armés en uniformes, sa bouteille à la main. Tandis qu’elle la regardait s’éloigner, Iris eut une sorte de pressentiment à son égard. Son intuition féminine lui disait que ce petit bout de jeune fille allait finir par devenir quelqu’un d’important dans les prochains mois. Peut-être même quelqu’un de crucial pour eux. Et son intuition ne l’avait jamais trompée.

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